mardi 6 mars 2012

Plaidoyer pour la banalité: à propos du mobilier des bibliothèques

Les approches interdisciplinaires, notamment inspirées de l’anthropologie, sont aujourd’hui à la mode dans la recherche historique –et nous ne nous en plaindrons certes pas. La « civilisation matérielle » figurait déjà au titre du classique de Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme), dont le tome I, chapitre IV, s’intitule précisément: «Le superflu et l’ordinaire: l’habitat, le vêtement et la mode». Les mêmes thèmes ont été repris par Daniel Roche, qui leur a consacré non seulement une Histoire des choses banales qui se lit comme une histoire des consommations, mais aussi une histoire du vêtement (La Culture des apparences)... sans oublier nombre de travaux d’histoire du livre.
L’étude des pratiques et de l’«invention du quotidien» est en effet familière aux historiens du livre, surtout lorsqu’ils abordent le domaine de l’histoire de la lecture et des bibliothèques. Pourtant, un champ spécifique a trop souvent été négligé dans leurs approches, et encore plus en France: il s’agit du mobilier, et tout particulièrement du mobilier des bibliothèques. Henri-Jean Martin et Daniel Roche avaient inspiré à Paris dans les années 1980 un colloque sur les «Espaces du livre». La question de l’espace des bibliothèques et des collections de livres (privées ou institutionnelles), donc la question de leur mobilier, y avaient été abordées –mais les Actes en sont restés inédits, et il ne pouvait s’agir que d’un premier défrichement.
Services intérieurs à la Bibliothèque royale de Saxe au Palais Japonais de Dresde: détail d'une peinture du XIXe siècle (© SLUB Dresden)
Certes, le mobilier a aussi été envisagé par André Masson dans son travail sur Le Décor des bibliothèques, du Moyen Âge à la Révolution; certes il n’est pas totalement absent des volumes successifs de la classique Histoire des bibliothèques françaises. Mais il s’agit le plus souvent d’un thème marginal: l’étude des bibliothèques anciennes concerne avant tout les collections de livres, à travers la thématique des sujets, elle touche le cas échéant à l’idéologie (pourquoi constituer une bibliothèque?) ou encore à l’histoire des institutions, à celle des locaux ou des bâtiments, parfois aussi à l’histoire du personnel (les bibliothécaires, sujet d’un colloque de l’Enssib, dont les Actes sont disponibles sur Internet). Le mobilier n’y est évoqué qu’incidemment, quand il n’en est pas radicalement absent. Il est du reste aussi négligé dans le recueil des Actes du colloque de 2003 sur «La bibliothèque comme archive» (Bibliothek als Archiv).
On peut réfléchir à ce déficit, et le rapporter à un certain nombre de causes: le défaut de sources textuelles et de vestiges conservés, le manque d’intérêt scientifique réel au-delà du simple affichage, le fait aussi que ce type d’approche supposerait, comme pour l’histoire des techniques, de réunir des compétences qui sont souvent disjointes. Il s’agit certes d’histoire, mais aussi de techniques, de pratiques bibliothéconomiques, le cas échéant d’histoire de l’art, etc. –mais n’épiloguons pas. Soulignons plutôt que l’histoire du mobilier des bibliothèques devrait dépasser la simple description à laquelle elle est souvent réduite (le temps des pupitres, celui des salles avec des rayonnages muraux, celui des complexes architecturaux et de la spécialisation à l’œuvre dans les nouvelles bibliothèques du XIXe siècle, etc.), pour envisager une contextualisation par rapport à des phénomènes plus généraux.
Élément du mobilier ancien de la bibliothèque Raday, Budapest
La typologie du mobilier et de sa mise en œuvre s’articule évidemment d’abord avec les changements fondamentaux qui touchent l’économie du livre et des médias, qu’il s’agisse par exemple de l’évolution de la structure des pupitres médiévaux, ou de l’abandon de ceux-ci au profit des nouvelles salles de bibliothèques présentant des armoires ou des rayonnages muraux. De même, la spécialisation du mobilier que l’on observe depuis le XIXe siècle et plus encore aujourd'hui est liée, certes, à l’attention plus grande donnée aux conditions de conservation, mais aussi à la diversification des supports que les bibliothèques veulent ou doivent présenter (presse périodique à grand tirage, enregistrements audio ou vidéo, nouveaux médias). Ces données, pour évidentes et même triviales qu’elles soient, ne sont que très rarement prises en considération.
Au-delà de l’économie du livre, le mobilier s’analyse aussi en fonction d’autres catégories, dont nous signalerons deux plus particulièrement prégnantes. Il s’agit d’abord du paraître et de la distinction: le cadre de la bibliothèque peut être somptueux, notamment pour des raisons politiques, comme c’est le cas avec la grande salle (Prunksaal) de la Bibliothèque impériale de Vienne (Hofbibliothek), mais aussi avec la noiuvelle bibliothèque de l’université de Coïmbra.
Entrée de la bibliothèque de l'École des chartes, 2012
La seconde catégorie est celle de la rationalisation et de la spécialisation, et elle entraîne progressivement le développement de tout un mobilier, plus ou moins spécifique, destiné à la gestion de la bibliothèque: pensons aux échelles et escabeaux, aux bibliothèques tournantes (comme à Wolfenbüttel, où il s’agit de faciliter la confection du catalogue), aux aménagements des rayonnages, aux fichiers, aux meubles de toutes sortes, et à toutes les composantes d’une véritable archéologie du quotidien en bibliothèque.
Ces éléments sont parfois pour partie conservés, par exemple à la Bibliothèque nationale Széchényi de Budapest (où ils font l'objet d'une exposition dans le grand hall), mais ils sont très généralement détruits, le plus souvent sans même que l’on se préoccupe d’en garder une simple trace iconographique. Ils n’en intéressent pas moins très directement l’historien, et plus encore l’historien du livre, attentif à éclairer les configurations autour desquelles se sont développées l’économie, les pratiques et les représentations des livres et des collections de livres. Un mot encore: les outils aujourd'hui disponibles (à commencer par un simple blog) faciliteraient grandement la mise en place d'une enquête, même informelle, mais qui permettrait de recenser un certain nombre de pièces conservées -et nous ne doutons pas un instant qu'un simple inventaire de ce type nous fournirait déjà nombre de très précieuses informations.

Voir aussi pour une définition de la bibliothèque comme meuble (l'armoire des livres), puis comme local, puis comme interface entre une masse de données abstraites et un ensemble d'éléments matériels les mettant -ou non- à la disposition des utilisateurs.

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